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96. Saint Denis et la Géométrie du Paysage Sacré

Dernière mise à jour : il y a 3 jours



Saint Denis de Paris, vue détaillée du portail de la Vierge sur la façade ouest de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Wikimedia Commons
Saint Denis de Paris, vue détaillée du portail de la Vierge sur la façade ouest de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Wikimedia Commons

L'histoire de saint Denis de Paris est l'une des plus insolites de l'hagiographie chrétienne. Décapité à Montmartre au IIIe siècle, Denis aurait ramassé sa tête, marché vers le nord et prêché (depuis son crâne tranché) jusqu'à atteindre l'emplacement de l'actuelle basilique Saint-Denis, où il s'est finalement effondré. On croirait une scène d'un film de Tim Burton. Plus étrange encore, ce récit inscrit Denis dans la tradition de plusieurs autres saints céphalophores, qui portaient leur propre tête après le martyre. Il existe également des récits de figures préchrétiennes à tête coupée parlante, comme Bran le Bienheureux et le Chevalier Vert. Un autre aspect remarquable de l'histoire de saint Denis est la distance qu'il a parcourue, la tête dans les bras, avant de mourir : près de 6 km. À y regarder de plus près, cette légende révèle un vaste champ de connexions : cultes celtiques de la tête et motifs arthuriens du « jeu de la décapitation », mythe solaire, cultes planétaires romains à Lutèce, saints chrétiens et idéologie royale, et un schéma de géométrie sacrée reliant les cathédrales gothiques aux centres préhistoriques. Quelle est la signification de ce cheminement de la cathédrale de Montmartre au site de la basilique Saint-Denis ? Dans les différents récits de son histoire, le saint célèbre devient-il un acteur de la géographie sacrée ?

Saint-Denis, église Saint-Denis de l'Estrée, Wikimedia Commons
Saint-Denis, église Saint-Denis de l'Estrée, Wikimedia Commons

Saint Denis: Agent de la Geographie Sacrée



Dagobert Ier visitant le chantier de l'abbaye de Saint-Denis (peint 1473), Robinet Testard. Les Grandes Chroniques de France. France, Poitiers, Wikimedia Commons
Dagobert Ier visitant le chantier de l'abbaye de Saint-Denis (peint 1473), Robinet Testard. Les Grandes Chroniques de France. France, Poitiers, Wikimedia Commons

Selon une tradition ancienne, saint Denis fut envoyé par le pape Clément Ier pour évangéliser la Gaule. Accompagné de ses compagnons Rusticus et Eleutherius, il prêcha à Lutèce (l'ancien nom de Paris) et subit le martyre sur la butte Montmartre. Écorché vif, puis décapité, Denis marcha vers le nord, la tête entre les mains, et ne s'effondra mort qu'une fois arrivé à l'ancienne nécropole romaine, expirant aussitôt à l'emplacement précis de la future basilique Saint-Denis. Ou peut-être mourut-il à l'emplacement de la future église Saint-Denis-de-l'Éstrée (Éstrée signifiant « chemin » en ancien français), car c'est là qu'une matrone romaine nommée Catulla l'inhuma avec ses deux compagnons. Sainte Geneviève fit construire un petit oratoire au-dessus de leur tombe. À Montmartre, le lieu de la décapitation devint la chapelle du martyrium. L'histoire de saint Denis relie ces lieux, à Saint-Denis et à Montmartre, par ce chemin miraculeux, et comme nous le verrons plus loin, une géométrie intéressante est à l'œuvre. Le quartier de Saint-Denis, aujourd'hui en banlieue parisienne, et Montmartre sont tous deux associés à l'histoire de saint Denis. En effet, le nom de la butte Montmartre fait référence au martyre de Denis, très probablement depuis sa mort. Avant Denis, la butte semble avoir été dédiée à Mars, Mons Martis (« Butte de Mars »). Certaines sources médiévales mentionnent également Mercure. Quoi qu'il en soit, la toponymie fixe le souvenir des dieux romains sur la butte où Denis fut exécuté, et peut-être aussi de dieux préromains. La tradition chrétienne postérieure semble avoir délibérément permis à l'histoire de saint Denis de se dérouler sur ces anciens lieux sacrés. En effet, sous la cathédrale Notre-Dame, la Colonne des Noces (Ier siècle ap. J.-C.) porte des dédicaces à Jupiter (Iuppiter Optimus Maximus) et représente d'autres divinités, ancrant le culte souverain dans le cœur de Lutèce. Le cri de guerre royal « Montjoie ! Saint Denis ! » fusionne ces éléments : « Saint Denis » désigne le saint patron et son abbaye, tandis que l'étymologie de Montjoie est sujette à controverse, oscillant entre mons gaudii (« colline de la joie ») et un mons Jovis (« mont de Jupiter ») en latin tardif.


Voici ce que nous rapportent les récits historiques. La plus ancienne Passio sancti Dionysii (écrite probablement au VIe siècle) indique simplement qu'après sa décapitation, le saint « se leva, prit sa tête entre ses mains et marcha pendant deux milles, tandis que les anges chantaient ». Le texte ne cite pas ses paroles, mais indique qu'il continua de « proclamer la gloire du Christ » (praedicare gloriam Christi).


Les Gesta Dagoberti (vers 835) et la Legenda aurea (XIIIe siècle) reprennent toutes deux l'histoire du saint marchant, en y ajoutant des précisions : portant sa tête, il prêchait aux passants et les exhortait à garder la foi. La Legenda aurea rapporte :


« Alors le bienheureux Denys, se levant, prit sa tête entre ses mains et marcha comme un vivant, tandis que de sa bouche sortaient des paroles louant Dieu ; et des anges l'entouraient en chantant des hymnes célestes, jusqu'à ce qu'il atteigne le lieu où, épuisé, il se reposa et rendit l'âme.» (Jacques de Voragine, Legenda Aurea, chap. 151) (7)

Un autre chroniqueur médiéval, Hilduin de Saint-Denis (abbé sous Louis le Pieux, vers 830), qui tenta d'identifier saint Denis à Denys l'Aréopagite d'Athènes, une démarche qui suscita la consternation de nombreux historiens, interpréta le contenu de ce sermon de manière explicitement philosophique et théologique. Dans sa Vita Sancti Dionysii, Hilduin écrit que le saint, « bien que privé de sa tête, portait en lui la tête de la doctrine, qui est le Christ ». Cette lecture transforme le miracle en allégorie : les paroles de Denis sur le chemin étaient le Logos lui-même continuant de parler à travers le martyr : sa tête a disparu, mais le Verbe demeure. Selon Hilduin :

“Caput quidem corporeum gladio militum truncatum est; sed caput doctrinae, quod est Christus, ipse in se semper habuit, nec ullo modo potuit ab eo separari.” (6)
“La tête physique fut certes tranchée par l'épée des soldats, mais la tête de la doctrine, qui est le Christ, il l'a toujours eue en lui et ne pouvait en aucune façon en être séparée.”

Hilduin continue:

“Quapropter etiam post truncationem corporis, divina virtute, caput suum corporeum suis manibus tulit, et locum quem Dominus illi ostenderat, miraculo Dei designavit.”

“C’est pourquoi, même après la mutilation de son corps, par la puissance divine, il prit sa tête de ses propres mains et, par un miracle de Dieu, désigna le lieu que le Seigneur lui avait montré.”


L’explication d’Hilduin mêle théologie, allégorie et topographie. Il insiste sur le fait que l’acte physique de marcher avec la tête tranchée est une manifestation symbolique de la vérité spirituelle : Denis porte « la Tête du Christ », c’est-à-dire le Logos, siège de la sagesse et de l’unité. Sa tête corporelle (la raison, la parole) a disparu, mais sa tête spirituelle (le Christ) demeure intacte en lui, d’où la poursuite de sa prédication tout au long de sa marche. Le voyage du saint le long de l’ancienne voie romaine devient ainsi à la fois littéral et cosmologique : une ligne tracée sur terre par un homme qui a déjà transcendé la mort, guidé par le divin. La formulation d’Hilduin, « designavit locum quem Dominus illi ostenderat », est curieuse : « il a marqué le lieu que le Seigneur lui avait montré ». Cela fait de saint Denis un agent de la géographie sacrée : son dernier acte est d’arpenter (designare) l’endroit que le ciel a choisi pour la fondation de la basilique. En d'autres termes, le miracle du céphalophore est un rituel fondateur, unissant révélation, mesure et paysage. Le discours de Denis sur la route est présenté comme un miracle de communication ininterrompue entre le ciel et la terre, le corps et l'esprit. C'est cette continuité, parole sans souffle, mouvement sans vie, que les commentateurs ultérieurs ont interprétée comme un signe solaire et cosmique : la lumière (ou logos) portée à travers les ténèbres, la parole qui perdure au-delà du corps.


À la fin du Moyen Âge, artistes et conteurs ont enrichi la scène. Dans la sculpture parisienne des XIIe et XIIIe siècles (notamment sur les portails de Notre-Dame et le tympan de Saint-Denis), Denis est représenté la tête levée, les lèvres légèrement entrouvertes comme s'il parlait encore, tandis que des anges ou des acolytes marchent à ses côtés, portant des bougies et de l'encens. Ce langage visuel suggère qu'il chante les psaumes de la résurrection ou le Te Deum laudamus, hymnes d'action de grâce chantés à l'aube.


Il semble que l'emplacement de la future basilique ait été choisi par Denis. Une abbaye y fut établie. À cette époque, les reliques du saint furent transférées de l'église située sur la route menant au futur site de la basilique. Selon la légende hagiographique, cette basilique, construite à cet endroit, fut consacrée par le Christ lui-même, qui lui serait apparu en vision lors de sa dédicace. L'emplacement précis de cette basilique revêtait manifestement une importance capitale, tout comme la présence des reliques dans ses fondations. L'abbaye royale de Saint-Denis allait devenir le lieu de sépulture des rois de France pendant plus d'un millénaire. Plus tard encore, l'abbé Suger fit construire la magnifique basilique qui se dresse encore aujourd'hui, la première église jamais construite dans un style gothique.


Martyrium de Saint Denis, Montmartre, Wikimedia Commons
Martyrium de Saint Denis, Montmartre, Wikimedia Commons

Une cité et une voie des morts


Des fouilles archéologiques ont révélé que la zone autour de l'actuelle Saint-Denis était déjà une nécropole romaine, une « cité des morts », s'étendant le long de la voie au nord (la via strata, c'est-à-dire la voie pavée, plus tard appelée l'Estrée). Des monuments funéraires, des sarcophages et des inscriptions découverts sous la basilique confirment que les bâtisseurs de Dagobert ont construit directement sur un cimetière préexistant, intégrant ainsi sa mémoire sacrée à la topographie chrétienne. Ainsi, le lieu de la mort de saint Denis, qui était déjà une nécropole et le restera pour les rois de France, était déjà dédié à l'élévation des âmes vers le ciel, ou les étoiles. Cette continuité entre les lieux de sépulture païens, romains et chrétiens contribue à expliquer la puissante résonance spirituelle acquise par le site. L'histoire de saint Denis s'approprie cet ancien lieu sacré pour la nouvelle religion officielle de la France, le christianisme. À l'époque du projet de saint Dagobert, le site était déjà un lieu où se confondaient les frontières entre les vivants et les morts, le temporel et le divin, un véritable axe du monde du royaume de France.


Bien avant que le nom de Saint-Denis ne soit prononcé, une route partait déjà de l'île de Lutèce, en direction du nord. Elle quittait la ville romaine par sa porte nord et traversait la plaine, une voie pavée et rectiligne menant aux villes des provinces septentrionales : d'abord La Chapelle, puis La Plaine, puis le vicus de Catulliacus, qui deviendra plus tard Saint-Denis. Le long de ses abords, sur des kilomètres et des kilomètres, les Romains inhumaient leurs morts. La loi interdisant toute sépulture à l'intérieur des remparts, ces routes devinrent des corridors du souvenir : bordées de sarcophages de pierre, de petits mausolées et de stèles portant les noms des défunts.


Les fouilles de La Chapelle, d'Aubervilliers et sous la basilique elle-même ont mis au jour des tombes romaines et mérovingiennes archaïques, des enclos familiaux et des fragments de sculptures funéraires. La densité des sépultures augmente considérablement près de la ville moderne de Saint-Denis, où le terrain s'élève légèrement au-dessus de la plaine inondable de la Seine. Il s'agissait de l'extrémité naturelle des strates, une terrasse visible de loin, où les morts se rassemblaient en grand nombre bien avant l'ère chrétienne. C'est sur cette même voie, déjà sanctifiée par des siècles de sépultures, que la légende situera plus tard le dernier voyage de saint Denis.

Oriflamme de Saint-Denis, Wikimedia Commons
Oriflamme de Saint-Denis, Wikimedia Commons

L'histoire de saint Denis reste incertaine. Lorsque les érudits modernes se sont penchés sur les anciennes traditions de Saint-Denis, ils se sont heurtés à un enchevêtrement complexe d'hagiographie, d'idéologie royale et de mémoire collective. La querelle de Saint-Denis qui s'ensuivit opposa l'érudition antiquaire à la tradition monastique et se prolongea jusqu'à l'époque moderne. Au XVIIe siècle, l'historien Adrien de Valois défendait la légende du martyre de Montmartre, mais soutenait que l'église fondée par sainte Geneviève n'était pas un sanctuaire distinct (Saint-Denis-de-l'Estrée), comme on le pensait auparavant, mais bien la basilique même de Saint-Denis. Selon lui, Dagobert Ier n'avait pas créé une nouvelle fondation, mais avait simplement restauré une ancienne. En rejetant la Gesta Dagoberti, qu’il qualifiait d’œuvre d’un « fabuliste anonyme », Valois accordait à l’abbaye la plus grande ancienneté possible, la rattachant directement à l’époque apostolique et à la mission de Denis lui-même. Le théologien Jean de Launoy s’y opposa, arguant que l’église de Geneviève se situait dans la ville de Paris (à Saint-Denis-du-Pas, près de la cathédrale) et que l’abbaye proche de la porte nord était une construction postérieure, datant seulement de l’époque de Charles Martel au VIIIe siècle. Selon sa reconstitution, le monastère était à l’origine une collégiale, transférée aux Bénédictins sous Louis le Pieux et l’abbé Hilduin.


La réfutation de Valois, approuvée par d'éminents érudits tels que Dom Mabillon, Le Cointe et le père Dubois, rétablit l'ancienne affirmation et fixa le récit officiel qui perdura : Dagobert aurait fondé l'abbaye royale à l'endroit même où reposait le corps de la sainte depuis l'époque de Geneviève. Les fouilles ont révélé trois phases de construction distinctes sous le dallage de la nef. Le niveau le plus bas correspond aux vestiges d'une église carolingienne, consacrée en 775 sous Pépin le Bref et Charlemagne. Au-dessus se trouvent les maçonneries de la basilique du XIIe siècle de l'abbé Suger, qui réutilisa et « recouvrit » les anciens murs carolingiens plutôt que de les remplacer entièrement.


La controverse érudite révèle un palimpseste, écrit et réécrit au fil des siècles, de la nécropole romaine à l'oratoire de Geneviève, puis à la basilique de Dagobert, et enfin à la basilique que nous connaissons aujourd'hui, chef-d'œuvre gothique de Suger. Chaque strate a préservé le caractère sacré du lieu tout en réinterprétant sa signification. Ce processus continu de reconsécration a fait de Saint-Denis non seulement le berceau de la monarchie française, mais aussi l'un des centres spirituels de la géographie sacrée européenne. Il s'agit peut-être même d'un centre au sens propre du terme, géographique. La réutilisation constante du même lieu sacré, de la nécropole romaine aux basiliques carolingienne et gothique, montre que c'est le caractère sacré du lieu lui-même, plus que toute structure isolée, qui a défini la zone aujourd'hui connue sous le nom de Saint-Denis. Les monuments successifs n'ont fait que revêtir un ancien centre spirituel, chaque époque s'appuyant sur les vestiges et la mémoire de la précédente.


Facade of the Basilica St. Denis, photo by Zairon, Wikimedia Commons
Facade of the Basilica St. Denis, photo by Zairon, Wikimedia Commons

La Marche


Saint Denis s'était installé en Gaule pour convertir les populations locales au christianisme et fut le premier évêque de Paris. Son entreprise ne se déroula pas comme prévu. Son exécution, en particulier, se distingue par son caractère surnaturel. Cette marche, débutant et se terminant dans deux lieux saints célèbres, Montmartre et Saint-Denis, et le fait que le mort ait porté sa tête en marchant, sont empreints de mystère. Pourquoi Montmartre fut-il choisi comme lieu de sa décapitation ? Pourquoi a-t-il parcouru à pied toute la distance jusqu'à une nécropole déjà établie ? Pourquoi, des siècles plus tard, ce lieu fut-il considéré comme l'endroit idéal pour une basilique et une abbaye dédiées à saint Denis ? Hilduin, dans sa Vita Sancti Dionysii (vers 832-835), décrit la marche de saint Denis le long de la voie publique, en passant par Montmartre, jusqu'à Catulliacus, aujourd'hui le quartier de Saint-Denis.


“Via publica, quae ab urbe Parisiorum per montem Martyrum ad Catulliacum pergit, mirabili ordine tunc illustrata est, dum sacrum corpus, signis et luminibus antecedentibus, inde portaretur.”(MS tradition quoted in Doublet, Histoire de l’abbaye de Saint-Denys, I, ch. 2)

“La voie publique, qui relie Paris au Mont des Martyrs et rejoint Catulliacum, était magnifiquement illuminée pendant le transport du corps sacré, précédée de panneaux et de lumières.” (8)

Il s'agit là de l'une des descriptions topographiques les plus saisissantes de toute la tradition de Saint Denis. La « voie publique » est la via strata, la voie romaine qui traversait les marais au nord de la ville. La description des « signes et lumières » (signis et luminibus) suggère une véritable voie processionnelle ; l'« illumination » évoque un symbolisme solaire ou celui des bougies.


Un calvaire avait été érigé sur Montmartre, dominant apparemment la capitale du haut de la colline qui surplombait la ville. On raconte qu'il y avait un collège druidique à Montmartre, où les nobles recevaient leur instruction. (Le père Doublet en parle dans son Histoire de Saint-Denis, rapportée par l'abbé Ottin) (1). Selon Grégoire de Tours, il y avait jadis, au pied de cette colline, une vaste plaine dédiée au dieu Mars (2) : le Champ de Mars.

Montmartre: il fume encore ce sang précieux des Denis et de tant d'autres apôtres de la foi(...)Le Calvaire, nouvellement établi près de cette église, et dominant la capitale qu'il embrasse tout entière dans sa vue, lui rappellera le lieu où la croix fut plantée pour la première fois par saint Denis et arrosée de son sang.

Il n'est pas aisé de se mettre à la place des chrétiens du Moyen Âge, de saisir l'importance qu'ils accordaient au lieu et au temps, à la fête, au miracle, au pouvoir des reliques, à l'ascension au ciel ou à la descente aux enfers. L'abbé Ottin écrit qu'au temps de Dagobert Ier, tous les sept ans, une procession se rendait à Montmartre, rassemblant tout le clergé et les reliques de leurs abbayes, soit à Pâques, soit à la Pentecôte. (5) On ne peut qu'imaginer l'importance profonde que revêtaient pour eux de telles distances dans le temps et l'espace. L'abbé Ottin raconte l'histoire du roi Charles VI de France, qui, après une grande frayeur, tomba malade. Ramené à Paris, il connut un bref moment de répit et pria à l'autel de Saint-Denis de Montmartre, dans la chapelle qui marque le lieu de sa mort, puis partit en pèlerinage à Notre-Dame de Chartres pour recouvrer la santé. En 1525, lorsque le roi François Ier fut capturé après la bataille de Pavie, une foule immense se rendit à la chapelle de Montmartre pour prier saint Denis et implorer sa délivrance. La croyance en le pouvoir du lieu et en l'histoire du saint était essentielle à la compréhension du monde.


À travers les paysages sacrés d'Europe, de nouveaux sanctuaires s'élevaient souvent là où survenait la mort, humaine ou animale. La blessure ou la chute devenait le signe du choix divin, fixant un point où le ciel et la terre se rencontraient momentanément. À Old Sarum, en Angleterre, lorsqu'il fut décidé de déplacer la cathédrale vers un site plus agréable et plus abrité dans la vallée, la légende raconte qu'un cerf blanc fut abattu d'une flèche et que, là où l'animal tomba, furent posées les fondations de New Sarum, ou Salisbury. Au Mont-Saint-Michel, l’apparition de l’archange à saint Aubert en 708 fut confirmée par l’apparition d’un taureau attaché sur la montagne : son pâturage et les empreintes de ses sabots dessinaient les contours de l’enceinte sacrée. L’archange interdit le sacrifice du taureau, mais sa présence ancra la vision céleste dans la réalité. Plus au sud, au Monte Gargano, le plus ancien sanctuaire de saint Michel (Vᵉ siècle) fut également révélé par un taureau transpercé d’une flèche. L’animal blessé se réfugia dans une grotte, et lorsque la flèche se retourna miraculeusement contre son tireur, les habitants reconnurent le lieu comme sacré. La grotte devint l’un des principaux sanctuaires de saint Michel de la chrétienté.


Dans tous ces récits, qu’il s’agisse d’une bête, d’un saint ou d’un être céleste, la mort ou une expérience de mort imminente marque le point de rencontre des mondes. La flèche, l’épée ou la décapitation constituent l’axe qui transperce le ciel et la terre. Le corps tombé définit le centre. La marche de saint Denis le long de l'ancienne voie et sa chute à Catulliacus (la région de Saint-Denis) appartiennent à cette même famille mythique. À l'instar du taureau du Gargano ou du cerf de Sarum, la chute finale de son corps révèle le lieu choisi par les dieux. Pourtant, dans son cas, l'événement n'est pas seulement un signe de lieu, mais aussi de mesure : la longueur de la route, son orientation, le nombre de kilomètres, tout cela participe au miracle fondateur.


Ce thème de l'être tué ou frappé révélant un lieu sacré s'inscrit dans une ancienne grammaire indo-européenne de la fondation, reconnaissant que l'espace sacré doit être choisi par un signe de vie et de mort, une rupture avec le quotidien. Dans la mythologie grecque, lorsque Cadmos cherchait un lieu pour fonder Thèbes, il suivit une vache marquée d'un signe particulier de l'oracle. L'animal marcha jusqu'à s'épuiser, et c'est là que Cadmos bâtit sa ville. Plus tard, lorsque ses compagnons furent tués par le dragon d'Arès au même endroit, le lieu fut doublement consacré, par la chute de la bête et des hommes. De même, la fondation de Smyrne fut déterminée par un cerf qui guida les colons jusqu'à leur lieu de repos. Dans chaque cas, l'animal agit comme une boussole vivante, guidé par les dieux, et sa mort ou son repos signale l'axe de la colonie.


On retrouve cette même logique rituelle dans le monde celtique, où les animaux blancs, notamment les cerfs, les taureaux ou les sangliers, permettent aux héros de traverser des lieux magiques. Dans le Mabinogion gallois, le Cerf Blanc conduit Arthur et ses chevaliers vers des royaumes enchantés. Dans la mythologie irlandaise, le Sanglier de Ben Bulben marque la mort du héros Diarmaid ; le lieu de sa chute devient un tumulus commémoratif. Dans les deux cas, la chute de l'animal relie l'humain et le divin, le mortel et l'éternel.


En Gaule, les vestiges archéologiques suggèrent que certains sanctuaires furent fondés sur des sites de sacrifices rituels, où des offrandes d'animaux (et parfois d'humains) étaient enterrées sous des autels ou des trous de poteaux. Les sanctuaires d'Entremont et de Roquepertuse, avec leurs têtes de pierre sculptées et les traces de sacrifices animaux, témoignent de la manière dont la mort consacrait les lieux. Avec l'arrivée du christianisme, le rite de fondation par le sacrifice se spiritualisa : le martyre du saint remplaça celui de l'animal, la relique prit la place du corps immolé.


Dans cette continuité, la céphalophore de saint Denis apparaît à la fois comme un accomplissement et une transgression. Le monde païen percevait la sainteté à travers la chute de la créature ; le monde chrétien, à travers la victoire du martyr. Pourtant, la géométrie du miracle demeure la même : un être frappé, une ligne tracée, un corps tombant au point désigné. Comme l’écrivait Hilduin, Denis « marqua le lieu que le Seigneur lui avait montré ».


Le taureau du Gargano, le lièvre de Sarum, la vache de Thèbes, le cerf blanc d’Arthur, tous sont des expressions d’un même archétype : la chute sacrée qui révèle le centre. Avec Denis, il semble que le chemin de la mort se transforme en un axe de résurrection. Au XIIe siècle, l’abbé Suger, parlant de la reconstruction de Saint-Denis, décrivait comment « l’esprit engourdi s’élève vers la vérité à travers les choses matérielles, et ressuscite de son ancienne submersion lorsqu’il contemple la lumière » (De Administratione, chap. XXXII). La basilique fut conçue comme une porte d’ascension, un axe du monde à la fois littéral et spirituel. En contrebas s'étendait la cité romaine des morts ; au-dessus s'élevait la nouvelle « Cité de Lumière », image de la Jérusalem céleste. La marche miraculeuse du saint avait préfiguré cette ascension : du sol ensanglanté du martyre jusqu'au seuil du ciel. L'église que Suger fit construire était une basilique, destinée à devenir un lieu de pèlerinage.


Les hagiographes du haut Moyen Âge, héritiers de la théologie chrétienne et du langage symbolique des cultes anciens, conférèrent à la figure de Denis un mouvement miraculeux dans l'espace, une marche qui traçait la ligne entre Montmartre, la colline du sacrifice, et Saint-Denis, la cité des morts. En faisant porter au saint sa propre tête tranchée, les créateurs de légendes inscrivirent la géométrie du paysage sur le corps même du martyr. Son périple de près de six kilomètres, de la colline de Mars à la nécropole des rois, devint un axe vivant, une procession de lumière à travers les ténèbres. La tête, symbole de la conscience et de la raison divine, portée par le corps, symbolisait désormais le Logos porté par la mort, l'esprit qui guide le corps de l'Église à travers l'ombre du tombeau vers la cité éternelle.

Décapitation de Denis et de ses compagnons, tympan du portail nord de la basilique Saint-Denis, Wikimedia Commons
Décapitation de Denis et de ses compagnons, tympan du portail nord de la basilique Saint-Denis, Wikimedia Commons


Le motif du céphalophore : têtes celtiques et saints chrétiens


Dans la religion celtique, la tête était le siège de la vie et du pouvoir ; les têtes coupées étaient vénérées, et des récits de têtes encore vivantes apparaissent dans les traditions britannique et irlandaise (par exemple, Bran le Bienheureux dans le Mabinogi). La Gaule chrétienne hérite et transforme cette logique. Outre Denis, la tradition gauloise et bretonne regorge de saints portant une tête : Nicasius de Reims (récitant le psaume 119 en marchant), Justus de Beauvais (enfant martyr qui porta sa tête à sa mère), Noyale de Bretagne (à une source de Pontivy), Valérie de Limoges (à saint Martial) et Aphrodisius de Béziers (à la cathédrale). La plupart de ces processions sont courtes et marquent une source, un autel ou une sépulture au sein d’une ville. Denis est exceptionnel par la distance qu'il a parcourue, si bien que son miracle fait presque office de levé topographique fondateur, sacralisant l'axe entre la colline de Mars et la nécropole royale.


Les plus anciennes vies de saint Denis racontent comment, après sa décapitation sur la colline de Mars, « il prit sa tête entre ses mains et marcha jusqu'au lieu désigné par Dieu, prêchant la parole du Christ tout au long du chemin ». Ce sermon ambulant, le Logos, transforme le corps du martyr en un axe du monde, unissant le ciel et la terre, la mort et la résurrection. Pourtant, cette image est bien plus ancienne que l'hagiographie qui la conserve. Dans tout le monde celtique et indo-européen, la tête vivante ou prophétique est un symbole récurrent de souveraineté, de sagesse et d'immortalité.


Dans le Mabinogion gallois, le héros mourant Brân le Bienheureux ordonne à ses fidèles :


« Coupez-moi la tête et emportez-la avec vous à Londres ; et où que vous alliez, portez-la devant vous. La tête vous tiendra compagnie. » Ils festoient avec la tête pendant sept ans à Harlech, puis pendant quatre-vingts ans à Gwales, « et pendant tout ce temps, la tête leur parla et conversa, et ils ne se rendirent pas compte du passage des années. » Ce n'est que lorsqu'ils ouvrent une porte interdite que le temps et le chagrin reviennent. Finalement, la tête est enterrée « sous la Colline Blanche, face à la France, pour repousser toute invasion. » Ainsi, la tête vivante garde l'île — le roi régnant encore dans la mort, la lumière veillant toujours dans les ténèbres.

La saga irlandaise Fled Bricrenn (Le Festin de Bricriu) reprend le même motif d'épreuve. Un étranger défie les héros d'Ulster : l'un d'eux peut lui trancher la tête, à condition de subir le même coup un an plus tard. Cú Chulainn accepte, décapite le défiant, qui, imperturbable, « ramassait sa tête et s'en allait », promettant de se revoir. L'année écoulée, Cú Chulainn s'agenouille pour recevoir le coup en retour, mais l'étranger à la peau verte l'épargne, le déclarant le plus fidèle des hommes. Ici, la tête vivante et parlante mesure non pas l'espace, mais le temps, l'année solaire, la mort et la renaissance, le courage éprouvé dans les ténèbres de l'âme.


Ce même rituel réapparaît des siècles plus tard dans Sir Gauvain et le Chevalier Vert. Au festin de Noël du roi Arthur, l'étranger fait irruption, tout de vert vêtu, défiant tout chevalier à un jeu de décapitation :


« Mais raconter les ennuis serait bien peu de chose pour moi. Si un homme dans cette maison est assez grand ou assez hardi pour brandir son arme contre ma tête nue, qu'il vienne vite me réclamer cette lame.» (v. 279-282)

Gauvain tranche la tête du Chevalier Vert, mais le corps ne s'effondre pas.


« Il ne la repoussa point, il ne chancela point, mais d'un pas rapide, il saisit sa belle tête et la souleva. » (v. 428-429)

La tête parle, de sa main, rappelant à la cour le pacte conclu : « Cherche-moi jusqu'à ce que tu me trouves, comme tu l'as promis, dans un an et un jour. » Le cycle est explicitement solaire : un cycle complet d'une année entre la mort et la résurrection. Lorsque Gauvain atteint enfin la Chapelle Verte, ce n'est pas une chapelle de pierre, mais « un trou dans le sol… creux comme une vieille grotte », envahi par la mousse et la tourbe, un tumulus, lieu de sépulture et de renaissance. Des érudits tels que R. W. V. Elliot et Robert Kaske ont situé ce décor dans les grottes et les crevasses des landes du Staffordshire, ce type de paysage liminal qui fait le lien entre l'humain et l'au-delà.


La structure même du poème reflète le calendrier liturgique. Il commence à Noël et au Nouvel An, la naissance de la lumière ; il s'achève juste après ces mêmes fêtes, l'hiver suivant, l'épreuve accomplie et le cycle renouvelé. Des critiques comme Lawrence Besserman ont vu dans le Chevalier Vert une figure christique inversée, une résurrection sans rédemption, un rappel à la cour d'Arthur qu'« un passage de la piété à l'orgueil est aussitôt suivi d'un châtiment surnaturel, d'une mort violente et d'une résurrection ». Dans ce paradoxe, le Chevalier Vert, bien qu'enchanté par Morgane la Fée, fonctionne comme un démon solaire, incarnant le cycle naturel de déclin et de renouveau, d'hiver et de printemps.


À première vue, l'association de saint Denis avec Dionysos, dieu du vin, peut sembler une simple confusion de noms : Denys, Denis, Dionysius. Le dieu grec Dionysos, dont le nom signifie littéralement « fils de Zeus », était lui-même un dieu de la mort et de la renaissance, déchiré et restauré, un symbole de la vie divine survivant au démembrement. Sa mère Sémélé mourut enceinte, foudroyée par Zeus ; l’enfant à naître fut sauvé, cousu à la cuisse du dieu et renaquit. Persécuté par Héra, Dionysos erra sur la terre sous de multiples apparences, descendant aux Enfers pour ramener sa mère. Dans les mystères orphiques, il devint le dieu qui meurt et renaît, l’esprit de la vigne, de l’extase, de la résurrection par l’ivresse divine. Le saint Denis chrétien, lui aussi arraché à son corps mais continuant de parler et de marcher, reprend ce schéma antique : le démembrement sans extinction, la mortalité transfigurée en lumière. Sa tête tranchée, prêchant en se dirigeant vers le nord, est un écho chrétien du sparagmos et du renouveau de Dionysos, la voix de la raison divine émergeant du chaos apparent. Si Dionysos était le dieu qui fit du vin le sang de la terre, Denis est le saint dont le sang sanctifia le sol de France. Ces deux figures incarnent le même mystère : la vie ne s’éteint jamais, elle se transforme seulement. L’identification de saint Denis de Paris avec Denys l’Aréopagite, le philosophe athénien converti par saint Paul sur l’Aréopage (Actes 17, 34), fut proposée pour la première fois au début du Moyen Âge et devint doctrine officielle sous les Carolingiens. Ce lien fut défendu avec ferveur par Hilduin, abbé de Saint-Denis au IXe siècle, qui, dans sa Vita Sancti Dionysii, affirmait que le martyr de Montmartre, le disciple aréopagite de Paul et le théologien mystique de la Hiérarchie céleste ne faisaient qu’un. « Ainsi », écrivait-il, « Athènes et Paris, la Grèce et la France, la philosophie de Platon et la foi du Christ sont unies en un seul homme saint. » (Vita Sancti Dionysii, vers 832). Cette assimilation conférait à l’abbaye un prestige unique, la présentant comme l’héritière de la sagesse apostolique et philosophique. Lors de son ultime marche, saint Denis, décapité mais loquace, mortellement blessé mais non mort, porta la lumière de la théologie hellénique au cœur de l'Europe médiévale. Cette marche, et la légende qui s'ensuivit, relièrent divers aspects du monde païen au mysticisme chrétien. Dionysos, lui aussi, était un dieu mort et ressuscité, dont le culte unissait le chaos à l'ordre. Dans le récit chrétien, son image est transfigurée : la vigne devient sang, la danse procession, l'extase martyre. Denis est Dionysos réinterprété. Sa tête, jadis emblème de folie extatique, devient le siège du Logos ; son voyage de la colline à la basilique devient le chemin de la passion à l'éternité.


Dans cette perspective, la céphalophore est cosmique. Elle fusionne trois dimensions du mythe : le culte celtique de la tête, où le crâne garde et parle, le cycle solaire du jeu de la décapitation, où la mort marque le renouveau, et la théologie chrétienne de la résurrection, où le Verbe triomphe de la tombe. La promenade de Denis, à l’instar de la géométrie mesurée du paysage parisien, les unit tous. Elle est à la fois procession du soleil, et exploration d’un espace sacré.


L'église de Lud en juin 2016, photo d'August Schwerdfeger
L'église de Lud en juin 2016, photo d'August Schwerdfeger

Lorsque le Chevalier Vert est décapité, il ramasse calmement sa tête et fixe un retour « dans un an et un jour », un cycle annuel explicite qui fait écho au renouveau solsticial. La tête continue de parler ; la vie/lumière persiste à travers la mort symbolique. Ceci constitue une belle analogie avec le céphalophore : le soleil « abattu », mais portant sa lumière (logos) sous l'horizon. Le bois dans lequel Gauvain et Gringolet pénètrent lors de leur quête marque le début du royaume magique.

Gauvain et le Chevalier Vert ne sont pas des personnages surnaturels, mais évoluent dans un royaume magique. C'est peut-être ce que nous révèle l'histoire de Saint-Denis : le chemin entre Montmartre et Saint-Denis est lui aussi un royaume magique, où des choses magiques ou surnaturelles peuvent se produire.


Dans la mythologie nordique : la tête de Mímir, après sa décapitation, est maintenue en vie grâce à des herbes par Odin, qui la consulte pour obtenir sagesse. Dans la mythologie grecque : la tête d'Orphée continue de chanter après sa mort, flottant sur un fleuve. Dans la mythologie indienne : la déesse Chhinnamastā (« celle qui est décapitée ») tient sa propre tête tranchée tandis que des flots de sang abreuvent ses serviteurs, et elle boit son propre sang directement de sa tête décapitée. Elle est une déesse de la vie par le sacrifice.


D'après l'ouvrage *Art of the Himalayas: Treasures from Nepal and Tibet*, pages 89 et 90, Chhinnamastā (également connue sous le nom de Vajrayogini chez les bouddhistes) est représentée la tête tranchée dans son bras gauche, debout au-dessus du couple Kama et Rati, dans une posture traditionnelle. La montagne centrale à l'arrière-plan est coiffée de nuages, tandis que les montagnes latérales sont enneigées ; deux oiseaux (hérons ou grues, p. 90) volent au-dessus. Peinture népalaise sur papier, Wikimedia Commons.
D'après l'ouvrage *Art of the Himalayas: Treasures from Nepal and Tibet*, pages 89 et 90, Chhinnamastā (également connue sous le nom de Vajrayogini chez les bouddhistes) est représentée la tête tranchée dans son bras gauche, debout au-dessus du couple Kama et Rati, dans une posture traditionnelle. La montagne centrale à l'arrière-plan est coiffée de nuages, tandis que les montagnes latérales sont enneigées ; deux oiseaux (hérons ou grues, p. 90) volent au-dessus. Peinture népalaise sur papier, Wikimedia Commons.



De la tête chantante de Bran au crâne parlant du Chevalier Vert, des tumulus de Bretagne à la basilique de Saint-Denis, une même vision antique se répète : la vie et la lumière ne peuvent être confinées par la mort. Chaque récit traduit cette conviction dans son propre langage, celtique, arthurien, chrétien, mais tous partagent la même architecture symbolique. Dans la Seconde Branche du Mabinogion, la tête de Bran protège l'île pendant quatre-vingts ans, « et pendant tout ce temps », dit le récit, « ils ne se rendirent pas compte du passage des années, tant était grande leur joie ». Dans Sir Gauvain et le Chevalier Vert, le challenger décapité se relève et parle : « Tiens ta parole, Gauvain, et cherche-moi vraiment, monsieur, pour me trouver à la Chapelle Verte. » Et dans la Passio Sancti Dionysii, le saint, décapité pour sa foi, marche et prêche, « de sorte que la parole de Dieu rayonnait même de la bouche coupée ».


Ce sont là des réfractions d'une même géométrie mythique : la tête, siège de la raison et de la lumière, survit aux ténèbres ; la ligne de son mouvement inscrit un ordre cosmique sur la terre. Là où la tête de Bran garde l'île de Bretagne, celle de Denis sanctifie le sol de France ; toutes deux sont des axes du monde, des centres verticaux par lesquels le monde vivant est uni au divin. Même les paysages se font écho : la Colline Blanche de Bran et Montmartre de Denis sont toutes deux des sommets de mort et de résurrection, dominant des fleuves qui coulent vers le soleil levant.


Si nous dépassons la doctrine, nous pouvons peut-être voir dans ces figures le souvenir d'une ancienne foi solaire, qui comprenait la tête humaine comme l'image du soleil : rayonnante, ronde, raisonnante, source de vision. Lorsque la tête est tranchée mais continue de briller, on peut imaginer le soleil couchant et pourtant vivant sous l'horizon, la lumière portée à travers les enfers pour renaître. Ainsi, Denis, Dionysos, demi-frère d'Apollon, porte non seulement sa propre tête, mais aussi le soleil caché du monde.


En fin de compte, les histoires de Bran, Gauvain et Denis sont toutes des pèlerinages d'une même nature, des voyages d'ouest en est, des ténèbres à l'aube, du chaos à la forme. Elles rendent visible une vérité plus ancienne que toute croyance : que l'esprit traverse la mort comme la lumière traverse l'ombre, traçant le chemin sacré qui unit le ciel et la terre. Dans le paysage de Saint-Denis, où le chemin du saint, l'axe de la basilique et la route des pèlerins se rejoignent, ce chemin devient tangible une géométrie de la résurrection, une architecture de l'âme. Ici, le mythe de la tête devient la mesure du monde, et la lumière antique, portée par les mains des hommes, se lève encore sur la plaine parisienne.


Des Îles et Beaucoup d'Eau


La basilique Saint-Denis se dressait probablement autrefois sur un îlot ou une butte au sein de la plaine inondable de la Seine, entourée de marais et traversée par des bras du Croult, du Rouillon et de la Molette. À l'époque romaine et au début du Moyen Âge, la plaine basse au nord de Paris, entre Montmartre et les anciens canaux de la Seine, était une plaine inondable humide et marécageuse. Ces cours d'eau rejoignaient la Seine au sein d'un réseau de canaux dont le tracé a évolué au fil du temps.


Le choix de ce site s'explique peut-être en partie par sa situation géographique distincte de celle de la ville, non seulement au-delà des remparts, mais aussi au-delà des marais et d'une rivière. La région de Saint-Denis aurait été un véritable havre de paix avant de devenir la porte royale vers le ciel. La basilique s'élève sur une légère élévation naturelle de gravier alluvial, une zone suffisamment sèche pour y construire, même dans l'Antiquité. Les premières études (notamment celles de Viollet-le-Duc et plus tard celles du Service archéologique du département de Seine-Saint-Denis) décrivent le sous-sol de la basilique comme un tertre, ou butte, entouré de terres plus basses et plus humides. Des toponymes comme « la Petite-Île » et « Île-Saint-Denis » à proximité en témoignent. Les fouilles menées sous et autour de la basilique (en particulier lors des campagnes de restauration de la crypte de Suger, et plus récemment entre 1989 et 1995) ont révélé d'épaisses couches de dépôts alluviaux, confirmant des inondations périodiques à la fin de l'Antiquité. La voie romaine venant de Lutèce au nord (les strates de la via) contournait les terres plus élevées, preuve supplémentaire que les voyageurs privilégiaient le passage le plus sec à travers ce qui était par ailleurs une plaine basse et humide. La Vita Sancti Dionysii (début du Moyen Âge) décrit le lieu de sépulture du saint comme se trouvant dans un « village au-delà des marais » (trans paludes), suggérant un paysage bas et humide traversé de chenaux. De fait, un chroniqueur postérieur, Dom Jacques Doublet (1625), écrit :


« L’église fut d’abord bâtie sur un tertre élevé au milieu des eaux, à la manière d’une île… »

Bien que Doublet ait écrit longtemps après les faits, il s’appuyait sur des traditions locales plus anciennes. Plusieurs chartes médiévales distinguent « Saint-Denis-de-l’Île » (l’enceinte monastique) de « Saint-Denis-de-l’Estrée » (le village situé le long de la voie romaine). Cela suggère deux zones distinctes mais liées : la nécropole insulaire et le village en bord de route.


Si la première basilique de Saint-Denis s'élevait effectivement sur une île ou une butte entre les bras de la Seine, du Croult et de la Molette, elle se dressait alors dans un paysage imprégné d'une sainteté antique, un lieu ni tout à fait terre, ni tout à fait eau, un seuil entre deux mondes. L'archéologie confirme que le site de Catulliacus, nom donné à la zone à l'époque romaine, était une terrasse inondable, entourée de marais et traversée de petits ruisseaux changeants. Dans l'Antiquité, une telle topographie était rarement fortuite pour une nécropole. Placer les morts sur une île surélevée entre les eaux revenait à mettre en scène une cosmologie : le voyage de l'âme à travers l'élément liminal de l'eau vers la lumière au-delà. La basilique ultérieure, et la « cité des morts » romaine qui l'a précédée, occupaient un site déjà sanctifié par la géographie, une butte des vivants surplombant un fleuve d'âmes. Sainte Geneviève fut d'abord inhumée sur l'Île de la Cité à Paris, l'île Notre-Dame, avant d'être transférée sur une colline voisine qui porte son nom, aujourd'hui le Panthéon.


Ce type de colline entourée d'eau, cette fusion d'élévation et d'enceinte, se retrouve avec une remarquable régularité parmi les lieux de sépulture des plus grands saints d'Europe du Nord-Ouest. À Downpatrick, en Irlande, Dún Pádraig, le lieu de sépulture présumé de saint Patrick, domine une colline arrondie autrefois cernée de marais à l'embouchure de l'estuaire de la Quoile. Les fouilles archéologiques révèlent qu'il s'agissait jadis d'une île presque complète. En Irlande, Downpatrick offre une autre interprétation de l'idée d'île sacrée, et l'on dit que les plus importants saints irlandais, saint Patrick, sainte Brigitte et saint Colomba, y reposent. À Durham, en Northumbrie, le sanctuaire de saint Cuthbert se dresse sur une haute péninsule, cernée sur trois côtés par les méandres de la rivière Wear, formant ainsi un fossé naturel parfait. Les moines qui transportèrent son corps incorruptible de Lindisfarne jusqu'à ce promontoire croyaient que Dieu lui-même leur avait indiqué où s'arrêter. « Là », écrit Bède, « où la rivière faisait un virage et où la colline s'élevait, ils savaient que le saint reposerait » (Vita Cuthberti, chap. 43).


Un schéma similaire se retrouve à Bury St Edmunds, le sanctuaire du roi Edmund le Martyr, dont les reliques furent transférées au IXe siècle sur une colline aride au milieu des zones humides du Suffolk, Beodricsworth, rebaptisée plus tard en son honneur. Le « Bury », ou enceinte fortifiée, surplombait les prairies de la rivière Lark et devint, avec le temps, le plus important centre de pèlerinage de l'est de l'Angleterre. Le schéma est indéniable : un terrain surélevé, près de l'eau ou entouré par elle, choisi comme lieu de repos éternel d'un corps saint. La topographie elle-même devient théologie, la colline-île devenant l'axis mundi, le lieu où la terre, l'eau et le ciel se rencontrent.


Glastonbury et Athelney, bien que n'étant pas de grands sanctuaires abritant des reliques de saints, illustrent la même philosophie. Toutes deux s'élevèrent des plaines inondables du Somerset, au milieu d'une mer intérieure préhistorique. Le Tor de Glastonbury fut associé dès les premiers écrits à Avalon, l'île des bienheureux défunts, et à l'époque des premières fondations monastiques (VIe-VIIe siècle), son isolement avait déjà acquis une dimension mythique. Dans les Fens anglais, l'île de saint Guthlac à Crowland suivit le même schéma. Retraite d'ermite sur une butte aride au milieu d'immenses zones humides, elle était la réponse des Fens au Mont-Saint-Michel : une île intérieure devenue un pont entre les mondes. « Il choisit la solitude », écrivit son biographe Félix dans la Vita Sancti Guthlaci (vers 730), « parmi les roseaux et les eaux, comme dans un second paradis. » Après sa mort, le tumulus devint la fondation de l'abbaye de Crowland, son église surplombant ce que les Anglo-Saxons appelaient la mer des roseaux.


Ce schéma se retrouve sur le continent. Saint Martin de Tours, le grand missionnaire gaulois, fut inhumé au bord de la Loire à Candes, au confluent des eaux ; saint Honorat fonda sa communauté sur les îles de Lérins, au large des côtes provençales ; et saint Fructuosus de Tarragone fut enterré près de la mer, à l'embouchure du Francolí. Chacun de ces lieux participe d'un vocabulaire symbolique commun : l'eau comme frontière, la colline ou l'île comme ascension, le tombeau comme centre.


Dans toute l'Europe chrétienne, les rivières, les méandres et les marais étaient perçus comme des voiles liminaux, des lieux ténus où l'on pouvait toucher le ciel. En Irlande, la rivière Boyne décrit une immense courbe sacrée autour de Newgrange, le tumulus néolithique aligné sur le lever du soleil au solstice d'hiver. La rivière tire son nom de la déesse Boann qui, selon le mythe, créa la Boyne en s'approchant trop près de la source de la sagesse ; les eaux en crue détruisirent son corps mais emportèrent son essence vers la mer.


Dans cette géographie symbolique, Saint-Denis occupe une place naturelle, porte nord du cosmos parisien. La situation de la basilique, légèrement surélevée, près de l'eau, alignée sur un chemin processionnel depuis la butte du martyre de Montmartre, en faisait l'image terrestre du voyage céleste. Le pèlerin marchait vers le nord, à l'image de l'âme qui s'élève vers le ciel. L'ascension, qui traverse la cité vivante jusqu'au seuil aquatique des morts, révèle une profonde tristesse. Sous la basilique s'étend la nécropole romaine ; au-dessus se dressent les voûtes gothiques que Suger emplit de lumière. Entre elles scintille la même idée qui unit Durham, Downpatrick, Crowland et Glastonbury : la sainteté réside à la frontière, le corps du saint est le plus puissant là où les éléments se rencontrent. La colline aquatique, en somme, est un lieu de séparation et d'union, de sépulture et de renaissance, l'île à la fois matrice et tombeau.


Il est également curieux, et peut-être pas fortuit, que ces îles et collines sacrées ne se ressemblent pas seulement par leur forme, mais semblent participer à un ordre plus vaste de mesure et d'alignement. La cathédrale de Durham, où repose saint Cuthbert au milieu des méandres de la Wear, est presque exactement à égale distance du Mont-Saint-Michel et de l'île de Skellig Michael, les deux grandes citadelles occidentales de l'Archange. Ces trois « montagnes de lumière », Skellig Michael, le Mont Saint-Michel en Cornouailles et le Mont-Saint-Michel en Normandie, sont quasiment alignés le long d’un arc sud-ouest–nord-est, un pont céleste qui semble relier les îles Britanniques au continent. Une autre ligne remarquable traverse le Mont Saint-Michel, Athelney, Burrow Mump, Glastonbury, Bury St Edmunds et même Avebury, une chaîne de tertres sacrés et d’abbayes s’étendant comme une colonne vertébrale à travers le sud de l’Angleterre. Un cercle tracé du Mont Saint-Michel en Cornouailles à la basilique Saint-Denis passe à quelques centaines de mètres au sud de la cathédrale de Durham, reliant les sanctuaires de lumière cornouaillais et parisiens par le biais du sanctuaire de saint Cuthbert. Difficile de ne pas conclure que ces configurations proviennent d’anciens relevés topographiques, selon lesquels un paysage où géométrie, pèlerinage et mythe convergent. Saint-Denis s’inscrit dans ce schéma, miroir septentrional d’un vaste dessein oublié.


Des collines et des rochers sacrés, baignés d'eau et associés à des saints célèbres : Skellig Michael, Downpatrick (cathédrale de Down), la cathédrale de Durham, l'abbaye de Crowland (île de Saint Guthlac), Bury St Edmunds, Burrow Mump, Glastonbury Tor, Athelney, le Mont Saint-Michel (ces cinq derniers étant également alignés avec Avebury), le Mont Saint-Michel et Saint-Denis (l'antique Catulliaque), l'Île de la Cité et la Montagne Sainte-Geneviève, aujourd'hui le Panthéon, à Paris. Skellig Michael et le Mont Saint-Michel sont à égale distance de la cathédrale de Durham, et la cathédrale de Durham et la basilique de Saint-Denis sont à égale distance du Mont Saint-Michel en Cornouailles.
Des collines et des rochers sacrés, baignés d'eau et associés à des saints célèbres : Skellig Michael, Downpatrick (cathédrale de Down), la cathédrale de Durham, l'abbaye de Crowland (île de Saint Guthlac), Bury St Edmunds, Burrow Mump, Glastonbury Tor, Athelney, le Mont Saint-Michel (ces cinq derniers étant également alignés avec Avebury), le Mont Saint-Michel et Saint-Denis (l'antique Catulliaque), l'Île de la Cité et la Montagne Sainte-Geneviève, aujourd'hui le Panthéon, à Paris. Skellig Michael et le Mont Saint-Michel sont à égale distance de la cathédrale de Durham, et la cathédrale de Durham et la basilique de Saint-Denis sont à égale distance du Mont Saint-Michel en Cornouailles.


La via sancti Dionysii


Le chemin de Montmartre jusqu'au lieu de sa sépulture a inspiré un chemin de pèlerinage reliant colline et plaine, sacrifice et repos. En parcourant cette distance, le corps du saint accomplissait le même rôle que l'âme du pèlerin, un voyage microcosmique du monde de l'action à celui de la contemplation. Le corps du pèlerin reproduisait le voyage du saint, tout comme la géométrie de la basilique reproduisait l'ordre céleste. Lorsque les pèlerins médiévaux traversaient la plaine de Saint-Denis et pénétraient dans le chœur doré de la basilique de Suger, ils suivaient le même chemin que Denis, la tête entre les mains, portant la lumière de la conscience à travers la mort vers l'immortalité.


Capture d'écran de Google Earth montrant les lieux de pèlerinage, de la crypte de l'église Sainte-Marie-des-Champs à la basilique Saint-Denis..
Capture d'écran de Google Earth montrant les lieux de pèlerinage, de la crypte de l'église Sainte-Marie-des-Champs à la basilique Saint-Denis..

   À partir du VIe siècle, les Parisiens suivaient le parcours de leur évêque martyr lors d'un pèlerinage organisé, de l'Île de la Cité à la basilique Saint-Denis. Connue au Moyen Âge sous le nom d'Octave de Saint-Denis, cette procession, à la fois civique et pénitentielle, était annuelle ou octennale et reliait le cœur de la ville à sa nécropole. Le parcours, d'une dizaine de kilomètres, débutait dans le quartier académique et épiscopal, sur la rive sud, traversait l'île où Denis avait été jugé et emprisonné, gravissait la butte Montmartre et descendait enfin par la plaine de La Chapelle pour atteindre l'abbaye royale.


Le chemin passait par une succession de huit églises, dont la plupart n'existent plus. Les pèlerins commençaient à Sainte-Marie-des-Champs, près de l'actuelle rue Pierre-Nicole, où, selon la tradition, Denis avait enseigné le culte de la Vierge. De là, ils se rendaient à Saint-Étienne-des-Grès, qui conservait sa crosse pastorale. Puis, direction Saint-Benoît-le-Rétourné, dont la crypte conserve l’autel où Denis avait prêché le mystère de la Trinité. À Saint-Denis-du-Pas, derrière Notre-Dame sur l’Île de la Cité, on commémore sa première torture, et à Saint-Denis-de-la-Chartre, près de l’Hôtel-Dieu, sa communion miraculeuse en prison. Le chemin remonte ensuite vers le nord jusqu’au Martyrium de Montmartre, lieu de la décapitation ; descend vers Saint-Denys-de-la-Chapelle, lieu de pèlerinage intermédiaire sur la voie ; et s’achève à la basilique Saint-Denis, tombeau du saint et nécropole royale de France.


Topographiquement, cet itinéraire relie trois zones symboliques de Paris : la rive gauche, siège de l’enseignement et de la doctrine ; l’Île, siège du jugement et de l’épreuve ; et la rive droite, champ du sacrifice et de la résurrection. La ville, pleine d'espoirs et de rêves humains, est laissée derrière soi, tandis que le pèlerin poursuit sa route vers le nord, en direction de la cité des morts.


Géométrie du parcours


Capture d'écran de Google Earth montrant l'itinéraire emprunté par saint Denis de Montmartre jusqu'à l'emplacement de la basilique qui porterait son nom. Heureusement, il n'a pas du traverser le boulevard périphérique à son époque.
Capture d'écran de Google Earth montrant l'itinéraire emprunté par saint Denis de Montmartre jusqu'à l'emplacement de la basilique qui porterait son nom. Heureusement, il n'a pas du traverser le boulevard périphérique à son époque.


Capture d'écran de Google Earth montrant la position relative de Notre-Dame au sud, près du Louvre, du Sacré-Cœur un peu plus au nord, et de Saint-Denis encore plus au nord.
Capture d'écran de Google Earth montrant la position relative de Notre-Dame au sud, près du Louvre, du Sacré-Cœur un peu plus au nord, et de Saint-Denis encore plus au nord.


Deux grandes abbayes, Saint-Denis au nord et Saint-Germain-des-Prés au sud, sont alignées sur Montmartre. Les décalages entre elles forment un rapport harmonique de 2:5, suggérant une planification géométrique intentionnelle, peut-être superposée à une topographie beaucoup plus ancienne.

Abbaye de Saint-Germain d'après le plan de Braun et Hogenberg (vers 1530, publié en 1572, édition de 1593)., Wikimedia Commons
Abbaye de Saint-Germain d'après le plan de Braun et Hogenberg (vers 1530, publié en 1572, édition de 1593)., Wikimedia Commons

L'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, fondée par Childebert Ier vers 543, semble avoir joui d'une importance et d'un statut comparables à ceux de l'abbaye de Saint-Denis. Saint-Germain était le lieu de sépulture de Childebert et de sa lignée, et constituait le point d'ancrage méridional de cet axe sacré. Saint-Germain-des-Prés fut l'abbaye royale des premiers Mérovingiens, tandis que Saint-Denis devint l'abbaye royale des Mérovingiens et des Carolingiens. L'axe reliant Saint-Germain-des-Prés, Montmartre et Saint-Denis peut donc être interprété comme un axe du monde mérovingien. L'ancienneté de cet axe demeure incertaine, mais il pourrait être bien antérieur à l'époque romaine.


Vue d'ensemble des lignes traversant Montmartre, du quartier de Saint-Denis à Saint-Germain-des-Prés.
Vue d'ensemble des lignes traversant Montmartre, du quartier de Saint-Denis à Saint-Germain-des-Prés.

Une ligne tracée de la basilique Saint-Denis à Saint-Germain-des-Prés ne passe pas par la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, mais tout près.
Une ligne tracée de la basilique Saint-Denis à Saint-Germain-des-Prés ne passe pas par la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, mais tout près.


La ligne tracée de l'église Saint-Denis-de-l'Éstrée à l'église Saint-Germain-des-Prés passe directement par le Martyrium, où Saint-Denis fut décapité.
La ligne tracée de l'église Saint-Denis-de-l'Éstrée à l'église Saint-Germain-des-Prés passe directement par le Martyrium, où Saint-Denis fut décapité.

La basilique de Montmartre se situe à un point qui divise la ligne en 7 parties, 5:2, reliant Saint-Germain-des-Prés à la basilique de Saint-Denis.
La basilique de Montmartre se situe à un point qui divise la ligne en 7 parties, 5:2, reliant Saint-Germain-des-Prés à la basilique de Saint-Denis.


Il existe plusieurs façons de mesurer les points le long de cet axe, selon le point choisi et selon qu'il s'agisse de la basilique Saint-Denis, du martyrium de Montmartre ou de l'église Saint-Denis-de-l'Éstrée.


Ligne Notre-Dame de Paris – Église Saint-Denis-de-l'Éstrée

La ligne reliant Notre-Dame à l'église Saint-Denis-de-l'Éstrée, qui marque le lieu de la première inhumation de saint Denis, est un méridien parfait, orienté exactement nord-sud.


Ligne du Martyrium – 14,00° (rectangle 1:4)

La ligne reliant le martyrium de Montmartre à la crypte de Saint-Denis a un relèvement de 14,00° (± 0,05°). Sur une distance de 5,91 km, le rapport de déplacement est-nord est de 1:4,00, soit une tangente exacte de 14,04°. Concrètement, l'écart par rapport à un carré parfait est inférieur à 4 mètres sur toute la longueur, une précision qu'on ne saurait attribuer au hasard. Ce tracé constitue le cadre du chemin traditionnel de Saint-Denis et définit l'axe processionnel sacré du nord parisien.


La ligne tracée de l'église Saint-Germain-des-Prés à la basilique Saint-Denis est comme la diagonale d'un carré quadruple, placé le long du méridien.
La ligne tracée de l'église Saint-Germain-des-Prés à la basilique Saint-Denis est comme la diagonale d'un carré quadruple, placé le long du méridien.



King Childebert I, founder of  the Abbey of Saint-Germain-des-Prés
King Childebert I, founder of the Abbey of Saint-Germain-des-Prés

Axe Saint-Germain-des-Prés — 11,55°


De l'abbaye Saint-Germain-des-Prés à la basilique Saint-Denis, l'azimut mesuré est de 11,55° (± 0,10°). Cette ligne passe légèrement à l'est des axes de Montmartre et ne croise pas le Martyrium ; elle appartient à un corridor d'orientation parallèle reliant directement l'ancienne abbaye royale de la rive gauche à la nécropole royale au nord. Elle pourrait faire écho à l'itinéraire processionnel mérovingien mentionné sous le règne de Dagobert Ier, qui entretenait des liens cérémoniels entre ces deux sanctuaires. La distance se lit comme suit : 365 240 pouces, soit environ le nombre de jours dans mille ans. La ligne reliant l'église abbatiale (à partir du centre) à la façade de Saint-Denis-de-l'Éstrée passe au-dessus de la pyramide du Louvre. Les églises Saint-Denis de l'Éstrée et Saint-Germain-des-Prés semblent faire partie intégrante de la géométrie sacrée de Paris.


Axe Saint-Germain-Montmartre — 8,05°

Une autre ligne, reliant Saint-Germain-des-Prés au Martyrium de Montmartre, donne un azimut de 8,05° (± 0,05°). C'est la plus faible des quatre et elle définit la limite sud du corridor sacré.


Une seconde ligne relie l'abbaye Saint-Germain-des-Prés à Saint-Denis-de-l'Éstrée (l'ancienne église funéraire située sur les strates de la voie), en passant par le Martyrium de Montmartre. Mesuré « d’une porte à l’autre » (centre de la croix de la nef à Saint-Germain ; axe de la façade ouest à Saint-Denis-de-l’Estrée), l’azimut est d’environ 6,95°, et il peut être fixé précisément à 7,00° en choisissant les axes architecturaux les plus évidents. Dans les deux cas, la ligne droite traverse directement le Martyrium de Montmartre. Ainsi, Saint-Denis-de-l’Estrée s’inscrit dans le même paysage figuré que la basilique royale postérieure.


Ensemble, ces lignes décrivent une hiérophanie du lieu : un paysage où théologie, astronomie et géométrie se rejoignent. Les couloirs de 8° à 14° à l’est du nord forment une nef de lumière, reliant la ville vivante au royaume des morts, unissant les fondements intellectuels et royaux de Paris dans un schéma cosmographique unique. Chaque ligne correspond à une phase du soleil, de l'histoire, de l'ascension spirituelle, et toutes convergent vers Saint-Denis, axe du monde du royaume de France, où ciel et terre, temps et éternité, s'unissent par la mesure.


La distance entre les deux églises de Saint-Denis et de Montmartre est exactement de trois milles nautiques, soit trois minutes d'arc.


Au loin, dans le paysage préhistorique : Avebury, Chartres, Le Mans et au-delà.



Les cathédrales de Saint-Denis et de Chartres sont à égale distance d'Avebury, et la cathédrale du Mans est proche en distance.
Les cathédrales de Saint-Denis et de Chartres sont à égale distance d'Avebury, et la cathédrale du Mans est proche en distance.


La basilique de Saint-Denis est reliée à un réseau de lieux qui s'étend au-delà de la Manche. S'agit-il d'une vaste géographie sacrée voulue ou d'une simple coïncidence ? C'est au lecteur d'en juger. Google Earth montre que la cathédrale de Chartres et la basilique de Saint-Denis sont à égale distance d'Avebury, et la cathédrale Saint-Julien du Mans l'est presque. La distance entre le centre d'Avebury et le centre de la basilique de Saint-Denis est de 409,17 km, et celle entre le centre d'Avebury et le centre de la cathédrale de Chartres est de 409,16 km. La distance entre le centre d'Avebury et le centre de la cathédrale du Mans est de 408,08 km.


Avebury est également reliée à la cathédrale de Reims. Lorsque le jour et la nuit sont dans le rapport d'or (Phi) à Avebury en hiver (9 heures et 10 minutes d'ensoleillement, les jours les plus proches étant le 11 novembre et le 31 janvier), l'azimut du soleil levant pointe vers la cathédrale de Reims. Une ligne tracée du centre d'Avebury à la cathédrale de Reims a un relèvement de 117,77°. La date la plus proche est le 10 novembre, avec 9 heures, 8 minutes et 24 secondes d'ensoleillement, selon www.sunearthtools.com. Le 10 novembre, le lever du soleil à Avebury se produit à un azimut de 117,26°, et deux minutes après le crépuscule, l'azimut est de 118°. Il existe donc un lien possible avec la cathédrale de Reims.


Il semble peu probable, à première vue, que cette coïncidence soit le fruit d'une intention humaine. Mais quand on sait que la cathédrale de Rouen, ainsi que son abbaye, le Mont-Saint-Michel, l'îlot Saint-Michel et le Mont Saint-Michel sont tous équidistants de Stonehenge, cela paraît moins étrange. Autre coïncidence intéressante du même ordre : le Mont-Saint-Michel et Skellig Michael sont équidistants de Skellig Michael. Le Mont Saint-Michel lui-même est équidistant du Louvre à Paris et de la cathédrale de Durham. Versailles, la cathédrale de Chartres et la cathédrale Saint-Patrick à Dublin sont équidistantes de Stonehenge. Il existe de nombreux alignements intéressants impliquant des sites chrétiens et préhistoriques importants en France, en Grande-Bretagne et en Irlande (et ailleurs, bien sûr). Une ligne tracée de la cathédrale de Durham au Mont-Saint-Michel traverse le "henge" le plus septentrional, à Thornborough. Une ligne tracée depuis Saint Michael's Mount, selon l'azimuth du premier moment du lever du soleil le 1er mai mène à Stonehenge. Une ligne trac'ee de Saint Michael's Mount selon l'azimuth du lever. soleil le 15 mai, jour Phi (séparant l'equilux du solstice par rapport au nombre d'or) mène à Athelney, Burrow Mump, Glastonbury, Avebury, Bury St Edmunds. Une ligne tracée depuis Skellig Michael au lever du soleil à la Saint-Michel (29 Septembre) mène à Stonehenge. Une ligne tracée depuis Avebury, un jour d'hiver où le nombre d'or est égal à Phi (le 11 novembre ou le 31 janvier, lorsque le jour et la nuit sont dans le rapport d'or à Avebury), mène à la cathédrale de Reims. Un lever de soleil d'été, un jour où le nombre d'or est égal à Phi, depuis le Mont-Saint-Michel, mène à Avranches et à la cathédrale de Rouen. Une ligne tracée depuis la cathédrale de Rouen, le 15 mai (point d'or entre l'équilux de printemps et le solstice d'été), mène à la cathédrale d'Amiens. Les cathédrales du Mans, de Chartres et de Reims sont précisément alignées, et l'orientation correspond au lever du soleil le jour Phi d'été à Chartres (quand nuit et jour sont en relation Phi, donc 14h50 minutes), le 6 mai. Ce ne sont là que quelques-uns des éléments qui semblent composer cet ancien réseau de lieux sacrés. Les cathédrales d'Amiens et de Rouen sont à des distances similaires de l'église Saint-Denis-l'Éstrée, respectivement 107,17 km et 106,53 km ; il existe donc peut-être un lien.


Comparée aux grands monuments solaires de Grande-Bretagne, Saint-Denis semble, une fois encore, s'inscrire dans les règles de l'ancienne géométrie, même si la différence est minime. Une ligne tracée depuis Old Sarum sur l'azimut du lever du soleil au solstice d'hiver (127,97°) passe à quelques centaines de mètres seulement au nord du Sacré-Cœur à Montmartre, tandis qu'une ligne de 127,68°, tracée directement entre Old Sarum et la basilique de Saint-Denis, correspond presque à cet azimut du lever du soleil au solstice d'hiver. Le Louvre et Notre-Dame se situent également sur des azimuts quasi parallèles, d'environ 127,0°–128°, reliant le cœur médiéval de Paris à l'ancienne ligne solaire de Salisbury. De même, les tumulus de Normanton Down, près de Stonehenge, où l'archéologue Stefan Maeder a localisé le centre géométrique du complexe (9), présentent une ligne de lever de soleil au solstice d'hiver (128,05°) qui passe à moins de 350 mètres au nord de la basilique Saint-Denis. Ces quasi-coïncidences sont trop précises et trop cohérentes pour être considérées comme fortuites. Elles suggèrent que Paris, à l'instar du Wessex, a peut-être été consciemment inscrite dans le même système solaire, le lever du soleil au solstice d'hiver symbolisant la renaissance.


Les tumulus de Normanton Down près de Stonehenge donnent une ligne de lever de soleil au solstice d'hiver (128,05°) qui frôle à moins de 350 mètres au nord de la basilique de Saint-Denis.
Les tumulus de Normanton Down près de Stonehenge donnent une ligne de lever de soleil au solstice d'hiver (128,05°) qui frôle à moins de 350 mètres au nord de la basilique de Saint-Denis.

Un autre aspect important de la situation géographique de Paris et de Saint-Denis, plus largement, est le comportement du soleil dans cette région, à cette latitude. Les azimuts du lever et du coucher du soleil au solstice d'hiver forment un pentagone.


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De plus, le 14 mai, au point d'or (Phi) situé entre le 17 mars (jour et nuit d'égale durée) et le solstice d'été, le soleil se lève à un azimut proche de 60 degrés (en réalité, www.sunearthtools.com indique 59,77°) et se couche à près de 300 degrés (300,47°). Le soleil se lève à la pointe d'une étoile à six branches, semblable à l'étoile de David, et se couche à une autre.


Une troisième particularité intéressante de cette latitude est que la différence de durée entre un jour au solstice d'hiver et un jour au solstice d'été est légèrement inférieure à huit heures (8 h 14 min 49 s selon www.sunearthtools.com, contre 16 h 10 min 59 s pour le solstice d'été). Tous ces alignements et ces équidistances révèlent un schéma, un système qui doit être aussi ancien qu'Avebury ou Stonehenge. Il relie également des lieux situés sur de vastes distances et par-delà les mers. Bien qu'un tel réseau puisse paraître improbable, il est facile de vérifier sur Google Earth qu'il existe bel et bien.


Skellig Michael et le Mont Saint-Michel sont à égale distance de la cathédrale de Durham.
Skellig Michael et le Mont Saint-Michel sont à égale distance de la cathédrale de Durham.
Une ligne de chemin de fer au lever du soleil de la Saint-Michel reliant Skellig Michael à Stonehenge, Stonehenge à Bruxelles, Bruxelles à Aix-la-Chapelle.
Une ligne de chemin de fer au lever du soleil de la Saint-Michel reliant Skellig Michael à Stonehenge, Stonehenge à Bruxelles, Bruxelles à Aix-la-Chapelle.
Une série de chemins solaires, au lever du soleil le 15 mai : de Skellig Michael à la cathédrale Saint-Patrick de Dublin, puis à la cathédrale de Durham ; de Carn Les Boël ou du Mont Saint-Michel à Glastonbury, Avebury et Bury St Edmunds ; de Stonehenge à St Albans ; du tumulus de Saint-Michel à la cathédrale de Rennes ; du Mont Saint-Michel à Rouen ; de Rouen à la cathédrale d'Amiens ; de la cathédrale de Chartres à la cathédrale de Meaux.
Une série de chemins solaires, au lever du soleil le 15 mai : de Skellig Michael à la cathédrale Saint-Patrick de Dublin, puis à la cathédrale de Durham ; de Carn Les Boël ou du Mont Saint-Michel à Glastonbury, Avebury et Bury St Edmunds ; de Stonehenge à St Albans ; du tumulus de Saint-Michel à la cathédrale de Rennes ; du Mont Saint-Michel à Rouen ; de Rouen à la cathédrale d'Amiens ; de la cathédrale de Chartres à la cathédrale de Meaux.
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Conclusion


Saint Denis est peut-être l'héritier chrétien de la tête chantante de Bran et du retour calendaire du Chevalier Vert ; il est le fondateur d'une nécropole royale dont la géométrie murmure encore des alignements préhistoriques. Sa légende se situe au carrefour des mythes païens et chrétiens, de la géométrie sacrée et du paysage, des cycles solaires et de la royauté, des religions celtique et romaine. Étudier l'histoire de Denis, c'est entrevoir l'ordre caché du paysage sacré européen, un ordre où les têtes marchent, les étoiles se lèvent et les cathédrales font écho aux pierres d'Avebury et de Stonehenge. C'est un récit étrange, et plus on l'étrange, plus il l'est. Une tradition de saints, de dieux et de héros sans tête, des lignes incroyablement longues reliant des lieux sacrés par-delà les mers, la géométrie du paysage, la croyance au pouvoir des saints.


Sous tout cela, les lignes, les légendes, les longues perspectives de la pierre, se cache une intuition simple : la terre elle-même est un texte sacré, et chaque génération le lit sous un jour nouveau. Les bâtisseurs de menhirs, les moines de Saint-Denis, les géomètres des cathédrales et des routes, tous fondaient leur foi sur la géométrie et le ciel. Pour eux comme pour nous, la vérité ne se limitait pas aux livres, elle se mesurait en kilomètres et en aubes. Saint Denis, marchant vers le nord, la tête entre les mains, incarne cette quête, l'esprit humain en quête de sa propre illumination, portant sa lumière à travers un monde qui s'obscurcit. Son chemin se poursuit encore sous les pavés de Paris.


Voyager entre les lieux sacrés n'a jamais été une simple question de distance. Dans l'imaginaire antique, la terre elle-même était un organisme vivant, dont les veines étaient des rivières et le souffle, le vent. Les Stoïciens appelaient le monde « anima mundi », l'âme du cosmos, tandis que les textes hermétiques parlaient de la Terre comme d'un corps divin, une mère de toutes choses, portant en elle les modèles du ciel. Platon, dans le Timée (33b), décrit le cosmos comme « un seul être vivant contenant tous les êtres vivants », et les néoplatoniciens tardifs ont étendu cette idée au paysage lui-même. Les lieux sacrés n'étaient pas choisis au hasard : ils étaient comme des organes d'un corps, vibrant d'harmonie par leurs proportions, leur orientation et la lumière.


Lorsque les premiers bâtisseurs chrétiens et monastiques héritèrent de cette vision du monde, ils la traduisirent en une géographie du pèlerinage. Chaque sanctuaire, chaque ermitage insulaire ou cathédrale perchée, devenait un nœud d'une vaste constellation terrestre. Le chemin du pèlerin, par terre ou par mer, était une forme de liturgie, traçant des lignes invisibles reliant la dévotion humaine à l'harmonie de la création. L'Itinerarium Burdigalense (IVe siècle) et les guides de route médiévaux postérieurs montrent comment ces routes étaient conçues non seulement comme des voies pratiques, mais aussi comme des circuits spirituels, reliant les lieux saints à travers les continents comme par un dessein invisible.


Il est possible que ce réseau remonte à la préhistoire, à une époque où le relief était différent, où le niveau de la mer était plus bas et où les collines sacrées, aujourd'hui devenues des îles, faisaient encore partie d'un vaste ensemble de terre et de pierre. Les bâtisseurs ultérieurs, consciemment ou par héritage, semblent avoir préservé ces alignements : Glastonbury et Athelney, Downpatrick et Saint-Denis, Skellig Michael et le Mont-Saint-Michel, chacun à la confluence de l'eau et de l'altitude. Sous la dédicace chrétienne se cache une vénération plus ancienne pour la Terre, mère et médiatrice, celle qui accueille les morts et élève l'esprit. Selon Rupert Sheldrake :


Le christianisme primitif ne rejetait pas l'idée ancestrale d'un monde vivant. La nature était perçue comme la création de Dieu, imprégnée de vie divine, et toutes les créatures y participaient. Les cieux, les eaux, les montagnes étaient emplis de la gloire de Dieu. Le monde était un sacrement, non un mécanisme. (The Rebirth of Nature, p. 98)

Il poursuit :


« Aux premiers siècles du christianisme, le monde était perçu comme vibrant d’une présence spirituelle. Les anges étaient les puissances des étoiles et des éléments ; les saints et les esprits étaient les gardiens locaux des sources, des montagnes et des bosquets. » (ibid., p. 102)

Comme le remarque Rupert Sheldrake, dans le christianisme primitif, les saints et les anges qui peuplent ses légendes ne sont pas des abstractions, mais des forces locales du paysage, gardiens des rivières, des bosquets et des collines. Dans ce christianisme animiste, des lieux comme Saint-Denis ou le Mont-Saint-Michel n’étaient pas de simples sites, mais des êtres vivants au sein du corps divin de la Terre. L’histoire de Saint-Denis illustre cette conception de la Terre comme un être vivant, et de certains lieux sacrés, qu’il s’agisse d’un méandre, d’un marais, d’un rivage, d’une île, ou peut-être d’un réseau de connexions entre des lieux sacrés, sur de vastes distances. Ce récit nous rappelle également que la légende de l'homme marchant la tête entre les mains s'inscrit dans une longue tradition de contes et d'images étranges, tant en Europe qu'en Inde. L'ensemble de ces éléments nous permet d'entrevoir un monde préhistorique disparu.


La décapitation de saint Denis recèle peut-être une signification profonde : celle d'une transformation. À l'instar de Chinnamastā, Denis incarne l'abandon de l'ego. Son histoire, aussi étrange qu'elle puisse paraître à nos yeux modernes, est celle de la maîtrise de l'esprit sur la forme, de la conscience sur la mortalité. Ces images nous rappellent que, pour l'imaginaire antique, le monde était traversé de seuils, tels des montagnes menant aux étoiles, des rivières ou des tertres s'ouvrant sur le monde souterrain, ou encore des temples reflétant le ciel. Pourtant, peut-être chaque colline, île ou méandre de rivière ne pouvait-il pas servir de passage entre les mondes. Leur pouvoir dépendait sans doute de la géométrie sous-jacente du paysage, que l'on entrevoit en observant la position relative de certains sites sacrés majeurs. Marcher parmi eux pourrait nous aider à ressentir, à nous souvenir, ne serait-ce qu'un instant, de ce que signifiait jadis vivre au sein d'un cosmos sacré.


Last Communion and Martyrdom of Saint Denis, by Henri Bellechose, 1416, which shows the martyrdom of both Denis and his companions, Wikimedia Commons
Last Communion and Martyrdom of Saint Denis, by Henri Bellechose, 1416, which shows the martyrdom of both Denis and his companions, Wikimedia Commons


Merci à Guillaume Sabatier pour ses réflexions sur Saint-Denis !

@chateaux_du_bugey





Notes


1. Title :  Histoire de Montmartre : état physique de la butte, ses chroniques, son abbaye, sa chapelle du martyre, sa paroisse, son église et son calvaire, Clignancourt / par D. J. F. Chéronnet ; revue et publiée par M. l'abbé Ottin,...1843

  1. Ibid

  2. Ibid

  3. Ibid

  4. Ibid. p 41

  5. Hilduin of Saint-Denis, Vita Sancti Dionysii (c. 832–835)

    (PL 106:23–26; ed. Krusch, MGH Scriptores Rerum Merovingicarum, vol. IV)

  6. (Jacobus de Voragine, Legenda Aurea, cap. 151)

  7. Hilduin of Saint-Denis, Vita Sancti Dionysii (c. 832–835)

  8. Maeder, Stefan, Stonehenge and the starry sky / Stonehenge und der Sternenhimmel, https://www.academia.edu/106100538/Stonehenge_and_the_starry_sky_Stonehenge_und_der_Sternenhimmel



Bibliographie



Armitage, Simon (trad.). Sir Gawain and the Green Knight. Londres : Faber and Faber, 2007.

Besserman, Lawrence. « The Idea of the Green Knight. » ELH, vol. 53, no 2 (1986), p. 219–239. JSTOR. Consulté le 10 octobre 2025.

Chéronnet, Dominique-Jacques-François. Histoire de Montmartre : état physique de la butte, ses chroniques, son abbaye, sa chapelle du martyre, sa paroisse, son église et son calvaire, Clignancourt, revue et publiée par M. l’abbé Ottin. Paris : 1843.

Diodore de Sicile. Bibliotheca Historica. Traduit par C. H. Oldfather. Loeb Classical Library, vol. II. Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1935.

Elliott, R. W. V. « Sir Gawain in Staffordshire: A Detective Essay in Literary Geography. » The Times (Londres), 21 mai 1958.

Elliott, R. W. V. The Gawain Country: Essays on the Topography of Middle English Alliterative Poetry. Leeds Texts and Monographs, vol. 8. Leeds University, 1984.

Hilduin de Saint-Denis. Vita Sancti Dionysii (v. 832–835). Dans Patrologia Latina, t. 106 : 23–26 ; éd. B. Krusch, Monumenta Germaniae Historica: Scriptores Rerum Merovingicarum, vol. IV, Hanovre, 1902, p. 221–225.

Jacobus de Voragine. Legenda Aurea (La Légende dorée), chap. 151.

Kaske, Robert E. « Gawain’s Green Chapel and the Cave at Wetton Mill. » Dans Medieval Literature and Folklore Studies: Essays in Honor of Francis Lee Utley, éd. Jerome Mandel et Bruce A. Rosenberg. New Brunswick (N. J.) : Rutgers University Press, 1972. ISBN 081350676X.

Leclercq, Jean. « Saint Denys l’Aréopagite et le monachisme en Occident. » Revue des Sciences Religieuses, vol. 21 (1947), p. 161–183.

Maeder, Stefan. Stonehenge and the Starry Sky / Stonehenge und der Sternenhimmel. En ligne : https://www.academia.edu/106100538/Stonehenge_and_the_starry_sky_Stonehenge_und_der_Sternenhimmel

Markman, Alan M. « The Meaning of Sir Gawain and the Green Knight. » PMLA, vol. 72, no 4 (1957), p. 574–586. JSTOR. Consulté le 10 octobre 2025.

Suger, abbé. De Administratione. Dans Œuvres complètes de Suger de Saint-Denis, éd. François W. H. Niedner. Paris : Imprimerie nationale, 1867.

Sheldrake, Rupert. The Rebirth of Nature: The Greening of Science and God. Londres : Bantam Books, 1991.

Le Mabinogion. Traduit du gallois par Sioned Davies. Oxford World’s Classics. Oxford : Oxford University Press, 2007.


 
 
 

4 commentaires


jimmy Ligerien
jimmy Ligerien
il y a 3 jours

Au pied de la cathédrale du Mans se trouve un superbe Menhir ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Saint-Julien )

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Melissa Campbell
Melissa Campbell
il y a 3 jours
En réponse à

Oui, c'est vrai! Je n'ai jamais visité malheureusement mais j'ai vu une photo. Les bâtisseurs de la cathédrale auraient pu la casser et s'en servir mais ils ne l'ont pas fait. Encore un élément du monde préhistorique qui se trouve auprès d'un site sacré médiéval.

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p-fr
il y a 3 jours

J'en ai les bras qui m'en tombent à moins que ce ne soit ma tête qui perd la boule, qui la PERLE ! Quelle maestria. Quelles belles histoires... réelles ! Ré-elles où les ailes régnantes parce que le savoir est une royaume. Les chiffres et les lignes réhausseurs.


Certains hommes politiques comme certains gueux meurent là où ils sont nés après avoir administré leur commune et leurs concitoyens.


Une autre mode contemporain/païen consiste à enterrer ses cendres sous un futur arbre.


Notre temps, compté, est juste obsédé d'espaces SACRéS car " Cela Crée" et recrée. Surtout quand les terres et les territoires y semblent harmoniquement affiliés ou qu'ils le deviennent d'une manière ou d'une autre, histoire justement de ne jamais…


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Melissa Campbell
Melissa Campbell
il y a 3 jours
En réponse à

Vos mots dansent comme des étincelles sur ces vieilles pierres. Merci pour cette lecture si vivante. J’aime votre idée des “espaces SACRéS”, oui, cela crée, et recrée sans cesse, comme si le monde entier cherchait encore ses racines sous nos pas.

Si les chiffres et les lignes soutiennent le paysage sacré comme des colonnes invisibles, alors nous avons affaire à une histoire encore plus étrange que celle d’un homme marchant sans tête. C’est un bien monde de créativité, que nous retrouvons dans la légende de saint Denis, et de tous les saints qui gardent, par leurs restes terrestres, les portes de l'au-delà.

Serait-il possible de rendre à la lumière ce que nous lui avons emprunté? Pouvons-nous vraiment voir, yeux ouverts…

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